Butler – Trouble dans le genre – De Dicto #18

Lors de l’adoption de la loi autorisant le mariage civil pour les homosexuels, une expression est revenue sans cesse, celle de théorie du genre, ou théorie du gender, pour celles et ceux qui aiment bien le franglais. Pour les utilisateurs de cette expression et opposants à la nouvelle loi, le genre était cette chose diabolique qui venait nier le biologique, allait transformer les petits garçons en filles et vice-versa. Une philosophe a été mise en avant, l’américaine Judith Butler qui aurait la cheffe de file des théoriciens du genre, comme si le genre et son rapport avec le sexe, n’avait pas été conceptualisé bien avant, par exemple, par Christine Delphy.

Pour Butler, il n’y a pas de théorie du genre mais des théories des genres. Parler de théorie, ça ne veut pas dire que ça n’existe pas, ça veut dire qu’on essaie de comprendre comment quelque chose fonctionne, qu’on construit des modèles, qu’on formule des hypothèses qu’on tente de rendre cohérente entre elles.

Le genre est un fait observable, les hommes et les femmes ont des comportements sociaux qui évoluent, qui différent selon les époques et les régions du globe. Proposer une théorie des genres, c’est tenter de comprendre la manière dont le genre se construit et comment il produit des normes, c’est ce que propose Butler dans un livre désormais classique : Trouble dans le genre paru en 1990.

 

 

Judith Butler est une philosophe américaine née en 1956. Elle est l’une des grandes figures des gender studies, ou études sur le genre, qui visent à étudier le genre comme expression des différences sociales mais aussi parfois biologiques entre les hommes et les femmes. Le genre renvoie dans beaucoup d’études au social alors que le sexe est utilisé pour désigner le biologique, le naturel. Comme on va le voir, pour Butler c’est beaucoup plus compliqué que ça. Butler s’est particulièrement fait connaitre avec la parution de Trouble dans le genre, un livre rapidement devenu un classique des études philosophiques sur le genre et qui influencera grandement les théories queer et féministes. Le sous-titre du livre est « le féminisme est la subversion de l’identité ». Ce sous-titre implique une interrogation, celle de savoir qui est le sujet du féminisme, de qui on parle quand on parle de féminisme. La réponse évidente est de dire que ce sont les femmes. Mais Butler se demande si la catégorie « femme » est bien pertinente. Les trois parties de Trouble dans le genre vont alors expliquer comment on peut comprendre les catégories de « femmes » mais aussi « d’hommes », et comment on peut concevoir les subversions de l’identité, autrement dit les troubles dans l’identité sexuelle et de genre.

La thèse principale du livre est que si le genre est généralement pensé comme étant une construction sociale fondé sur du biologique (le sexe anatomique, les hormones, les chromosomes, etc.) ce sexe biologique lui-même est produit par le social. Le genre viendrait même produire les catégories sexuelles. On comprend dès lors en quoi il y a un trouble, autant dans le genre, que dans le sexe et les sexualités. Mais précisons, contre les lectures hâtives, que si sexe et genre sont socialement construits, cela ne signifie pas qu’ils n’existent pas, qu’ils n’ont pas de réalité matérielle ou encore qu’ils ne produisent pas de contraintes, bien au contraire.

 

Trouble dans le genre est composé de trois parties.

La première est intitulée : Sujet de sexe/genre/désir. Elle interroge ce qu’on déjà esquissé, c’est-à-dire la pertinence qu’il y a penser un sujet du féminisme.

On l’a dit Butler remet en question l’idée que le sujet du féminisme serait la femme, comme s’il y a eu une essence immuable de ce qu’est une femme. Cette remise en question du sujet, c’est une remise en question qu’il existe des identités fixes et clairement définissables. Une personne n’est pas juste une femme ou un homme, elle aussi toujours autre chose en même temps, toujours catégorisées autrement, selon la couleur de peau, la religion, la classe sociale, et tout un tas d’autres cases dans lesquelles les personnes sont rangées. Pour Butler, ce sont les normes sociales, institutionnelles, culturelles, qui produisent ces cases, ces catégories.

L’identité dominée est alors paradoxale, elle produite par la domination, par le pouvoir qui les naturalise, comme s’il y avait une essence immuable de l’identité, et en même temps ce serait à partir d’elle qu’il faudrait partir pour se libérer. Pour Butler, l’identité ne peut rien fonder, ni une catégorisation claire ni une manière de s’émanciper des discriminations qui lui sont liées. La pensée de Butler, inspirée par le Michel Foucault du premier tome de l’Histoire de la sexualité, a pu ainsi être décrite comme étant post-identitaire.

Pour Butler, dès lors, la pratique féministe doit se libérer de la recherche d’un sujet à libérer puisque ce sujet ne peut avoir des caractéristiques claires. Elle demande alors si c’est la recherche d’un sujet du féminisme qui serait la catégorie de « femme » ne finirait par essentialiser et de figer des identités de genre.

Le genre a d’abord été pensé comme une manière de désigner les différences culturelles et sociales entre les personnes, alors que le sexe renvoyait aux différences naturelles et biologiques. Cette distinction entre sexe et genre a permis de montrer que ce n’est pas la biologie qui vient déterminer les comportements des femmes dans la société. Mais cela signifie que si on a donc deux sexes biologiquement distincts, on aura alors deux genres socialement différenciés. Le sexe et le genre seraient fondés sur un binarisme strict.

Butler se dit que si le genre est construit culturellement par-dessus un donné biologique et naturel, comment peut-on être sûr que ce qu’on dit être biologique et naturel n’est pas aussi construit.

Le sexe biologique recouvre des acceptions multiples, chromosomiques, anatomiques, gonadiques, hormonales, qu’est-ce qui fait que l’on va choisir telles acceptions pour définir l’identité sexuelle d’une personne ? Le genre ce serait alors pour Butler ce qui produirait des discours construisant le sexe comme étant quelque chose de naturel, avant qu’intervienne justement tout discours culturel et social. Le genre est alors ce qui produit l’apparence illusoire de la nature dans les corps. Cela a pour conséquence que quand on parle de sexe, biologique ou social, interviennent toujours des normes et des contraintes. Ces normes et les discours que l’on porte sur les corps sont pris pour ce qui est naturel. On interprète la manière de considérer les corps comme naturel alors que ces manières de les comprendre, de manière binaire pour le sexe par exemple, sont produites socialement et historiquement. Bref, on vient toujours interpréter ce qu’on appelle la nature dans un cadre social et culturel. Pour Butler, on pourrait dire que le genre constitue l’interprétation sociale saturée de normes de parties du corps humains que l’on va sexualiser d’une manière spécifique (par le sexe anatomique par exemple) alors qu’on pourrait le faire autrement, ou pas du tout. Butler est donc radicalement anti-essentialiste et considère qu’il ne peut y avoir d’identité stable de quoi que ce soit.

 

La deuxième partie est intitulée « Prohibition, psychanalyse et production de la matrice hétérosexuelle ». Elle critique les manières de penser la différence sexuelle de la psychanalyse mais aussi du structuralisme de Lévi-Strauss qui fondent l’hétérosexualité en partant du tabou de l’inceste ou du complexe d’Œdipe.

 

Mais attardons-nous sur la troisième partie qui contient les analyses de Butler les plus connue.

Butler y théorise ce qu’elle appelle la performativité du genre. C’est par la performativité du genre que l’on va comprendre comment le genre est socialement construit.

Comme l’indique Elsa Dorlin dans son livre Sexe, genre et sexualité, la notion butlérienne de performativité est héritée de la philosophie du langage de John Austin et de son recueil d’article traduit en français par le titre Quand dire, c’est faire. Pour Austin, certains énoncés de langage réalisent un état du monde lorsqu’ils sont proférés. Il en est ainsi du maire qui déclare deux fiancés comme mariés, cet énoncé ne décrit pas une situation mais la créé. Pour Butler, le genre fonctionnerait, en s’éloignant un peu d’Austin, sur le même schéma. En déclarant qu’un être humain est un garçon ou une fille, on produit un énoncé performatif qui va produire des contraintes des performances sur la personne concernée. Le genre est donc un effet de discours, un effet de pouvoir porté par des institutions, à partir, en général, d’une base biologique comme le sexe anatomique, l’appareil génital.

Mais pour que ce discours produise en continu du genre, il faut qu’il soit sans cesse répété, qu’il façonne des comportements qui eux-mêmes façonnent des performances reproduisant ainsi la performativité du discours. Il y a comme une boucle de reproduction des socialisations et des comportements.

Etre, socialement, un homme ou une femme, c’est répéter des attitudes masculines ou féminines qui font référence, comme un discours, comme des mots, à des constructions qui n’ont aucun fondement naturel, aucun fondement déjà là avant que la culture et le social au fur et à mesure du temps. Le genre n’est donc pas un rôle que l’on joue, ce n’est pas une performance en un sens presque artistique, c’est un produit des normes qui s’incarnent dans les discours performatifs ; « un vrai homme ne devrait pas pleurer », « une vraie femme ne devrait pas se battre », etc. La performance est intériorisée et subie, elle est une contrainte sociale et culturelle qui prend l’apparence d’une attitude naturelle. La performance qui reproduit le genre est donc toujours en même temps performativité.

En s’inspirant de Foucault, Butler fait du genre un effet de pouvoir, c’est le pouvoir des normes qui créent le genre et donc les sujets genrés. Il y a comme un paradoxe : le sujet est dominé mais c’est la domination qui a produit le sujet. Autrement dit, le sexisme fait que les femmes sont dominées mais c’est le sexisme qui produit la catégorie « femme » avec toutes ses performances que l’on attend de celles qui l’incarnent.

Que faire dès lors pour ne plus être dominé ?

Butler note que la production du genre sous-tendue par la répétition est fragile, elle écrit :

« La permanence d’un soi genré est structuré par des actes répétés visant à s’approcher de l’idéal du fondement substantiel pour l’identité, mais qui, à l’occasion de discontinuité, révèlent l’absence, temporelle et contingente d’un tel fondement. »

Butler dit ici (ça fait partie peut être de ses phrases les plus claires) qu’il n’y a pas de fondement réel au sexe et au genre, de fondement qui se situerait indépendamment de la production sociale et humaine.

Butler en vient à cette conclusion en faisant référence aux pratiques des drags queens ou des drags king, de personnes qui jouent en les parodiant les normes de genre féminines ou masculines. L’imitation proposée par les drags, en extrapolant les comportements genrés, montre que tout le monde imite, sans s’en rendre compte, sans l’avoir choisi, des comportements que l’on attend de nous. Le genre est toujours une imitation mais une imitation sans modèle. En tant qu’imitation, les performances ne sont jamais parfaites, il y a toujours du jeu, du trouble, un continuum entre les modèles sans fondement du masculin et du féminin. Personne n’est jamais totalement femme ou totalement homme, jamais personne ne peut entièrement se conformer aux normes. Chaque personne se comporte, en mêlant à des degrés très divers des normes masculines ou féminines, que ce soit par des postures, des manières de parler, de se vêtir, etc. Il en est de même pour la sexualité, il n’y pas d’hétérosexualité ou d’homosexualité pures. La production du genre par les normes est donc toujours en elle-même imparfaite.

La subversion de l’identité pourrait alors intervenir pour Butler par le détournement d’une perfection impossible à atteindre, subversion qui invite à déconstruire les genres, non pour la beauté d’un geste radical et théorique, mais pour enrayer, au mieux, les processus de domination envers toutes les variations de genre, de sexe, ou de de sexualité.

 

 

Bibliographie

 

Butler Judith, Trouble dans le genre, Paris, La Découverte, 2005

 

Butler Judith, Ces corps qui comptent, Paris, Editions Amsterdam, 2009

 

Dorlin Elsa, Sexe, genre et sexualité, Paris, PUF, 2008

 

Jami Irène, « Judith Butler, théoricienne du genre », Cahiers du Genre, 2008/1 n° 44, p. 205-228.

 

Bereni Laure et alii., Introduction aux études sur le genre, Bruxelles, De Boeck, 2012

 

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