« Les personnes qui sont objets simultanément d’injustices culturelles et d’injustices économiques ont besoin à la fois de reconnaissance et de redistribution : elles ont besoin à la fois de revendiquer et de nier leur spécificité. »[1]
Telle est la formulation du dilemme qui se pose quand on souhaite concilier deux dimensions de justice a priori incompatibles. En effet, solliciter de la reconnaissance, c’est demander à être reconnu selon sa différence tandis que requérir de la redistribution, c’est demander à ce que sa différence soit niée, on demande à être l’égal des autres. Cependant, on comprend bien que le terme de différence ne fait pas référence au même problème à chaque fois. Du point de vue de la reconnaissance, il s’agit de différences culturelles, de genre ou de race[2], etc. ; du point de vue de la redistribution, il s’agit des différences essentiellement économiques.
La philosophe américaine Nancy Fraser distingue deux idéaltypes à titres d’illustrations et d’analyse théorique qui correspondent chacun à l’un des problèmes[3]. Le premier type ne subit que l’inégalité économique et le second seulement l’inégalité culturelle.
Le premier correspond à la classe ouvrière au sens marxiste. Il n’a besoin que de redistribution ; celle-ci prend la forme dans la théorie marxiste d’une abolition des classes, c’est-à-dire in fine d’une abolition des différences : Fraser indique que « la dernière chose dont [le prolétariat] ait besoin est la reconnaissance de sa différence »[4].
Le second correspond à la différence de sexualité. Par exemple, les homosexuels (homme ou femme) ne subissent pas d’exploitations économiques au même titre que le prolétariat, mais sont méprisés et subissent des discriminations en raison de leur orientation sexuelle. L’injustice qu’ils subissent relève dès lors du manque de reconnaissance de leur différence.
En s’éloignant de ces extrêmes idéaux typiques et analytiques, la réalité sociale se rapproche bien plutôt du modèle d’un groupe subissant à la fois des inégalités économiques et des inégalités culturelles. Fraser les appelle les groupes « mixtes ».
Ils ont besoin des deux remèdes à la fois : la reconnaissance et la redistribution. C’est ainsi que la classe, le genre, la race, entrent en jeu en tant que générateurs de groupes mixtes. En ce sens, le dilemme redistribution/reconnaissance peut recouvrir de manière notable deux versions : féministe et antiraciste. Les femmes comme les noirs – ou autres personnes racialisés pour les différencier des blancs socioculturellement et symboliquement majoritaires dans les démocraties occidentales – subissent à la fois des inégalités qui ressemblent à celles que subit la classe ouvrière et sont donc économiques ainsi que des inégalités semblables à celles que subissent les homosexuels et qui en ce sens sont socioculturelles. Les groupes mixtes se retrouvent dans le cercle vicieux du dilemme. Un Afro-américain, par exemple, pourra revendiquer sa différence de couleur et de culture (le passé des Noirs américains) et à la fois demander à se trouver à égalité avec les blancs pour ce qui concerne l’égalité distributive.
C’est en proposant une solution aux problèmes à la fois des inégalités économiques et du mépris culturel que Nancy Fraser peut résoudre en même temps le dilemme qui mine les groupes mixtes.
Fraser distingue deux manières de régler les injustices : d’une part les remèdes correctifs, et d’autre part, les remèdes transformateurs. Les premiers cherchent à corriger les inégalités de l’organisation sociale sans toucher aux causes mais seulement aux symptômes. On peut donner l’exemple du multiculturalisme qui met en avant les minorités méprisées tout en ne touchant pas aux structures qui produisent ce mépris. C’est justement le but des remèdes transformateurs. Il s’agit par ceux-ci de s’attaquer aux causes profondes des inégalités ou de la mésestime sociale. Il s’agit de déconstruire les identités – dans le cas de reconnaissance transformatrice – et de miner la différenciation en laissant ouvert aux individualités un champ d’identités possiblement mouvantes. Quand le remède correctif soutient la différenciation des groupes et aboutit à les réifier, à figer les identités, le remède transformateur vise à déstabiliser les différences, à déployer un trouble dans et entre les groupes.
En parallèle, dans le cas de la redistribution, il s’agit en tant que remède correcteur du système classique de l’Etat-providence libéral ancré dans le capitalisme avancé, et, dans le cas de la transformation de « restructurer en profondeur les rapports de productions », in fine d’établir un système d’économie de type socialiste. Pour Fraser, chaque type de redistribution a des effets sur la reconnaissance : la correction peut entraîner un déni de reconnaissance tandis que la transformation peut les résorber.
Dans le cas de la race ou du genre, il s’agit donc d’appliquer une redistribution et une reconnaissance toutes deux transformatrices : il s’agit de déstabiliser les distinctions entre les races et les genres dans une économie de type socialiste.
Fraser redéfinit à partir de là les termes de redistribution et de reconnaissance. Outre le sens classique et socialiste de la redistribution, il s’agit aussi de chercher par des transformations sociales et économiques « un remède aux injustices de genre, d’ethnie, ou de race. »[5]
Dans le cas de la reconnaissance, il s’agit de réévaluer les identités injustement méprisées mais aussi de chercher des possibilités de déconstructions contre l’essentialisme de la politique traditionnelle de l’identité. Fraser veut montrer que les inégalités économiques et les inégalités culturelles sont structurellement liées et qu’il faut opposer aux monismes de la reconnaissance ou de la redistribution – qui considèrent chacun de son côté que les inégalités ne sont soit, respectivement, que culturelles ou qu’économiques – une conception bidimensionnelle de la justice.
Pour Fraser, en effet et en ce qui la concerne, la justice redistributive seule ne peut rendre compte de manière adéquate des problèmes de reconnaissances. Elle prend l’exemple d’un banquier américain noir qu’aucun taxi n’accepte de prendre sur Wall Street. On peut être riche et être victime de discrimination parce qu’on est noir comme on peut être pauvre et blanc et ne pas en être victime.
Fraser ne pense pas non plus à plus forte raison que la théorie de la reconnaissance rende réellement compte des problèmes de redistributions. Elle prend l’exemple du blanc qui perd son emploi à cause d’une fermeture d’usine. On peut être noir et riche et ne pas subir d’injustice économique comme on peut être blanc et pauvre et en subir.
De là, la nécessité d’ajouter à la redistribution une dimension de reconnaissance et vice-versa.
Fraser s’oppose notamment à Axel Honneth pour lequel la reconnaissance est affaire de réalisation de soi[6]. Pour elle, elle relève de la justice. Ce qui est injuste, c’est le fait que des individus se voient dénier « le statut de partenaires » dans le jeu social intersubjectif. Dans ce sens, la reconnaissance implique une « parité de participation » : il s’agit de justifier le fait que « des prétentions à la reconnaissance puissent être moralement contraignantes pour tous ceux qui acceptent de se conformer aux termes équitables de l’interaction dans les conditions du pluralisme des valeurs. »[7]
Fraser propose ainsi une conception « bidimensionnelle » de la justice qui comprenne à la fois la reconnaissance et la redistribution[8]. La base de cette conception est ce concept de « parité de participation ».
Selon la parité de participation, chaque individu doit pouvoir interagir en tant que pair avec les autres membres de la société.
Pour cela il faut des conditions qui sont nécessaires mais non suffisantes si elles sont prises chacune à part : en premier lieu, des normes formelles d’égalité juridiques ; en deuxième lieu et en tant que condition objective : des ressources matérielles doivent être distribuées de manière à ce que chacun puisse s’exprimer en toute indépendance ; en dernier lieu et en tant que condition intersubjective : les institutions qui normalisent l’interprétation et l’évaluation sociale doivent garantir un égal respect pour tous les participants et assurer l’égalité des chances dans la recherche de l’estime sociale.
On voit déjà comment cette version bidimensionnelle de la justice semble en mesure de pouvoir résoudre les problèmes de reconnaissance et de redistribution en tant qu’ils sont structurellement liés.
Toutefois on peut opposer à l’auteure que la théorie transformatrice peut ne pas correspondre pas à la réalité psychologique de certaines personnes en demande de reconnaissance (sans parler de l’inadéquation, non pas légitime, mais pragmatique d’une demande de redistribution socialiste dans le monde capitaliste et économiquement libéral actuel). En effet, ces personnes demandent d’être reconnues comme différentes et d’être laissées libres d’agir selon leur culture. Elles ne veulent pas du caractère mouvant d’un antiracisme déconstructiviste ou des perspectives transformatrices de la pensée queer[9]. Fraser l’avoue elle-même : cette politique, par exemple, « est loin des intérêts et de l’identité de la plupart des personnes de couleur, tels qu’ils sont construits culturellement. »[10] La version forte de cette position peut se retrouver dans le repli communautariste.
Il semble alors que l’on assiste à un cercle particulièrement vicieux : comment parvenir à déconstruire les constructions culturelles de l’identité raciale ou genrée qui empêche cette même déconstruction ? Autrement dit, comment parvenir à faire disparaître les effets de dominations intégrées et inconscientes ?
De plus, la déconstruction du genre ou de la race implique un rejet du déterminisme phénotypique[11] qui fait de nous, soit un homme soit une femme, ou un noir, un blanc, etc. Ce rejet ne peut être que symbolique si l’on évite la question de la possibilité effective de se transformer physiquement. Il faut admettre que le genre ou la race sont des constructions sociales non-nécessaires. Ce symbolisme comme construction culturelle peut suffire à parvenir à de la reconnaissance et de la redistribution dans une perspective transformatrice mais il semble une nouvelle fois trop peu pertinent aux regards des constructions culturelles et sociales actuelles de nos sociétés qui pensent les identités de genre ou de race comme figées et naturelles. On peut espérer des résultats transformateurs sur le long terme, sur la base de changements progressifs dans les constructions et représentations sociales.
Ce problème de reconnaissance transformatrice qui semble ne pas avoir de pertinence réaliste s’oppose à la reconnaissance plus classique théorisée par Honneth ou Taylor. Fraser intègre cette version de la reconnaissance dans l’idée d’un modèle identitaire. Dans ce modèle : « la politique de reconnaissance vise à réparer la dislocation de soi en contestant l’image dégradante du groupe imposée par la culture dominante. » La reconnaissance est ainsi comprise comme « relation non déformée à soi-même »[12].
Or, cette demande de reconnaissance en ce sens tend à occulter sérieusement les demandes de redistribution. Surtout il favorise la réification des identités, obstacle majeur à leur déconstruction et que nous avons souligné sans le nommer comme problème quelques lignes plus avant. Une telle réification pour Fraser entraîne un séparatisme communautaire, le chauvinisme et le statu quo sur la domination masculine. Il peut dès lors favoriser une polarisation des identités sur lequel d’aucuns pourraient lire « un choc des civilisations », du moins des groupes culturels. Le problème est d’autant plus aigu que ce type de demande de reconnaissance ne voit pas qu’il est engagé dans un cadre public et politique dépassé par la mondialisation et le décentrement du cadre national, c’est le problème nommé par Fraser de la déformation de perspective.
Pour Fraser, « la politique de l’identité exerce une pression morale sur les individus qui les amène à se conformer à une culture de groupe donnée. »[13] La dissidence est dès lors découragée ainsi que l’expérimentation culturelle. Le modèle identitaire construit une norme d’authenticité culturelle à laquelle le groupe doit se référer au risque d’être considéré comme inauthentique. Ironiquement, le modèle identitaire provoque lui-même un déni de reconnaissance. Il favorise selon Fraser le conformisme, l’intolérance et le maintien du patriarcat.
Dans une perspective plus théorique, ce modèle identitaire de reconnaissance contredit pour Fraser ses origines hégéliennes – selon lesquelles l’identité se construit dialogiquement – en affirmant que l’individu mésestimé doit construire seul son identité. Le groupe, dans ce modèle, se replie sur lui-même en n’acceptant d’être défini que par lui-même. Il perd donc en interrelation sociale. Le modèle identitaire est alors éminemment séparatiste, et pour ainsi dire malsain.
Fraser va opposer ce modèle à un modèle statutaire. Elle y intègre la notion de parité de participation : « ce qui doit faire l’objet de la reconnaissance, n’est pas l’identité propre à un groupe mais le statut pour les membres de ce groupe de partenaires à part entière dans l’interaction sociale. »[14]
Le déni de reconnaissance doit alors être compris comme étant un déni de participation à la communauté, et ce déni est institutionnalisé. Les institutions sous-tendent en effet des normes culturelles discriminantes qui interdisent à certains acteurs sociaux une parité de participation. Il y a institutionnalisation des subordinations sociales et culturelles et non « déformation psychique » ou un « tort culturel autonome » comme le prétendent les tenants du modèle identitaire. Par exemple, les institutions discriminent certains types de populations comme les homosexuels en les empêchant de se marier. Fraser note de plus l’existence de profilages raciaux qui ont cours dans la police. A l’extrême, on aurait l’illustration de l’apartheid.
Dans tous les cas, les minorités subissent une subordination statutaire qu’il s’agit d’abolir.
Dès lors, et dans la visée d’une parité de participation, la reconnaissance vise à redonner une place de partenaire effective et véritable à l’individu dans l’interaction sociale. Il faut alors, pour ce faire, renverser les valeurs institutionnelles.
De plus, et nous revenons par-là à la conception bidimensionnelle de la justice, pour le modèle statutaire, l’égale participation est également entravée quand les acteurs n’ont pas les moyens matériels et économiques pour interagir dans la société. Une politique de redistribution est donc également nécessaire pour compléter cette politique statutaire de reconnaissance.
A suivre !
[1] Fraser (2005) Page 21.
[2] Entendues toutes deux comme des constructions sociales.
[3] Fraser précise toutefois que ces types idéaux sont tels que leur existence réelle peut être objectée. Cette construction idéaltypique a une visée heuristique et vise à faire avancer l’argumentation.
[4] Fraser (2005) Page 23.
[6] A. Honneth, La lutte pour la reconnaissance, Paris, Le Cerf, 2000.
[8] Ceci dans un premier temps. Nous verrons par la suite que sa conception en réalité tridimensionnelle puisqu’elle intègre en plus l’inclusivité politique des minorités.
[9] On peut penser aux indépendantismes qui s’appuient sur une démarche historique et, parfois, traditionnaliste. En ce qui concerne le genre et la sexualité, les normes sociales sont solidement fondées sur l’hétérosexualité et la dichotomie entre masculin et féminin qui sont intégrées, naturalisées, dès la petite enfance. Cf. C. Guionnet, é.Neveu, Féminin/Masculin. Sociologie du genre, Paris, Armand Colin, 2004.
[10] Ibid. Page 40. Nous soulignons.
[11] Les travaux sur la génétique ou les hormones montrent qu’il est difficile d’établir des distinctions ou des frontières claires entre les hommes et les femmes par exemple. Cf. entre autres Elsa Dorlin, Sexe, genre, sexualité, Paris, PUF, 2008.
[12] Fraser (2005) Pages 74.
Biblio
Nancy Fraser (2005) Qu’est-ce que la justice sociale ? – La découverte